Sepher Yetzirah, de l'hébreu. "Le Livre de la Formation". Un très ancien ouvrage cabalistique que l'on attribue au patriarche Abraham. Il illustre la création de l'univers par analogie avec les vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu, réparties en une triade, une heptade et une dodécade, en correspondance avec les trois lettres mères, Aleph, Mem, Shin, les sept planètes, et les douze signes du Zodiaque. Il est écrit en néo-hébreu de la Mishnah. (w.w.w.).

Sepher Yetzirah, de l'hébreu. Livre de la Création. Le plus occulte de tous les ouvrages cabalistiques actuellement en possession des mystiques modernes. L'origine qu'on lui attribue – d'avoir été écrit par Abraham, est bien évidemment une absurdité ; mais sa valeur intrinsèque est grande. Il se compose de six perakim (chapitres), subdivisés en trente-trois courtes mishnas ou sections ; il traite de l'évolution de l'univers dans un système de correspondances et de nombres. On y dit que la divinité a formé ("créé") l'univers au moyen des nombres "par trente deux sentiers (ou voies) de sagesse secrète" ; on fait correspondre ces voies aux vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu et aux dix nombres fondamentaux. Ces dix sont les nombres primordiaux d'où procède tout l'univers, et ils sont suivis par les vingt-deux lettres divisées en trois mères, sept consonnes doubles et douze consonnes simples. (Voir "Yetzirah").

(source : "Glossaire Théosophique" d'Héléna Blavatsky)


Analyse du Sepher Ietzirah par Adolphe Franck[1]

Les deux livres que, malgré la crédulité des uns et le scepticisme des autres, nous avons reconnus pour les vrais monuments de la kabbale, nous fourniront seuls les matériaux que nous allons faire servir à l'exposition de cette doctrine. Ce ne sera qu'en de rares occasions, quand l'obscurité des textes nous en fera une absolue nécessité, que nous ferons intervenir les commentaires. Mais les innombrables fragments dont ces livres se composent, empruntés, sans choix et sans discernement, à des époques différentes, sont loin de nous offrir tous un caractère parfaitement uniforme. Ceux-ci ne font qu'étendre le système mythologique dont les éléments les plus essentiels se trouvent déjà dans le Livre de Job et les Visions d’Isaïe : ils nous font connaître, avec une grande richesse de détails, les attributions des anges comme celles des démons, et se rapportent à des idées depuis trop longtemps populaires, pour appartenir à une science considérée dès son origine comme un secret aussi terrible qu'inviolable. Ceux-là, sans contredit, les plus récents, expriment des penchants si serviles et un pharisaïsme si étroit, qu'ils ressemblent à des traditions talmudiques, mêlées par orgueil, autant que par ignorance, aux opinions d'une secte fameuse, dont le nom seul inspirait un respect idolâtre. Enfin, ceux qui forment le plus grand nombre nous enseignent, dans leur ensemble, la véritable croyance des anciens kabbalistes, et sont la source à laquelle ont puisé, plus ou moins préoccupés de la philosophie de leur siècle, tous les hommes qui voulurent passer, dans les temps modernes, pour leurs disciples et leurs continuateurs. Nous sommes cependant oblige de faire remarquer que cette distinction ne regarde que le Zohar. Quant au Livre de la Création sur lequel s'exercera d'abord, s'il n'est pas d'une grande étendue, si même il ne peut le pas toujours notre esprit vers des régions très élevées, il nous offre du moins une composition très homogène et d'une rare originalité. Les nuages dont l’imagination des commentateurs s'est plu à l'entourer, se dissiperont d'eux-mêmes si, au lieu d'y chercher, à leur exemple, les mystères d'une sagesse ineffable, nous n'y voyons qu'un effort de la raison, au moment de son réveil, pour apercevoir le plan de l'univers et le lien qui rattache à un principe commun tous les éléments dont il nous offre l'assemblage.

Ce n'est jamais qu'en s'appuyant sur l'idée de Dieu, qu'en se faisant l'interprète de la volonté et de la pensée suprêmes, que la Bible ou tout autre monument religieux nous explique le monde et les phénomènes dont il est le théâtre. C'est ainsi que dans la Genèse nous voyons la lumière sortir du néant à la parole de Jéhovah ; Jéhovah, après avoir tiré du chaos le ciel et la terre, se fait le juge de son Oeuvre et la trouve digne de sa sagesse: c'est pour éclairer la terre qu'il attache au firmament le soleil, la lune et les étoiles. Quand il prend de la poussière, qu'il lait passer en elle un souffle de vie pour laisser ensuite échapper de ses mains la dernière et la plus belle de ses créatures, il nous a déjà déclaré son dessein de formel l'homme à son image.—Dans l'ouvrage dont nous essayons de rendre compte, on suit une marche tout opposée, et cette différence est très significative, quand elle se montre pour la première fois dans l'histoire intellectuelle d'un peuple : c'est par le spectacle du Monde qu'on s'élève à l'idée de Dieu ; c'est par l'unité qui règne dans l'œuvre de la création, qu'on démontre à la fois et l'unité et la sagesse du Créateur. Telle est, comme nous l'avons dit ailleurs, la raison pour laquelle le livre tout entier n'est pour ainsi dire qu'un monologue placé dans la bouche du patriarche Abraham : on suppose que les considérations qu'il renferma sont celles qui ont porté le père des Hébreux à quitter le culte des astres pour y substituer celui de l’Eternel. Le caractère que nous venons de signaler éclate avec tant d'évidence, qu'il a été remarqué et défini avec beaucoup de justesse par un écrivain du douzième siècle.

« Le Sepher ietzirah, dit Jehouda Hallévi, nous enseigne l'existence d'un seul Dieu, en nous montrant, au sein de la variété et de la multiplicité, la présence de l'unité et de l'harmonie ; car un tel accord ne peut venir que d'un seul ordonnateur. » [2]

Jusqu'ici tout est parfaitement conforme aux procédés de la raison ; mais, au lieu de chercher dans l'univers les lois qui le régissent, pour lire ensuite dans ces lois elles-mêmes la pensée et la sagesse divines, on s'efforce d'établir une grossière analogie entre les choses et les signes de la pensée, ou les moyens par lesquels la sagesse se fait entendre et se conserve parmi les hommes. Remarquons, avant d'aller plus loin, que le mysticisme, en quelque temps et sous quelque forme qu'il se manifeste, attache une importance sans mesure à tout ce qui peut représenter au dehors les actes de l'intelligence, et il n y a pas encore si longtemps qu'un écrivain très connu parmi nous a voulu prouver que l'écriture n’est pas une invention de l'humanité, mais un présent de la révélation[3]. Ici il s'agit des vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu et des dix premiers nombres qui, en conservant leur propre valeur, servent encore à l'expression de tous les autres Réunies sous un point de vue commun, ces deux sortes de signes sont appelées les trente-deux voies merveilleuses de la Sagesse,

« avec lesquelles, dit le texte, l'Eternel, le Seigneur des armées, le Dieu d'Israël, le Dieu vivant, le Roi de l'univers, le Dieu plein de miséricorde et de grâce, le Dieu sublime, qui demeure dans l'éternité, le Dieu élevé et saint a fondé son nom[4] ».

A ces trente-deux voies de la Sagesse, qu'il ne faut pas confondre avec les distinctions subtiles, et d'un ordre tout différent, admises à leur place par les kabbalistes modernes[5], il faut ajouter trois autres formes, désignées par trois termes d'un sens très douteux, mais qui ont certainement, au moins par leur généalogie grammaticale, une très grande ressemblance avec ceux qui en grec désignent le sujet, l'objet et l'acte même de la pensée[6]. Nous croyons avoir démontré précédemment que ces mots détachés sont entièrement étrangers au texte. Cependant nous ne pouvons pas laisser ignorer qu'ils ont été compris tout différemment et d'une manière qui ne répugne ni au caractère général du livre, ni aux lois de l'étymologie, par l'auteur espagnol que nous avons nommé un peu plus haut. Voici comment il s'exprime à ce sujet :

« Par le premier de ces trois termes (Sephar), on veut désigner les nombres, qui seuls nous offrent un moyen d'apprécier la disposition et les proportions nécessaires à chaque corps pour atteindre le but dans lequel il a été créé; et la mesure de longueur, la mesure de capacité et la mesure de poids, et le mouvement, et l'harmonie toutes ces choses sont réglées par le nombre. Le second terme (Sipur) veut dire la parole et la voix, parce que c'est la parole divine, c'est la voix du Dieu vivant qui a produit les êtres sous leurs diverses formes, soit extérieures, soit intérieures; c'est à elle qu'on a fait allusion dans ces mots: es Dieu dit que la lumière soit, « et la lumière fut ». Enfin, le troisième terme (Sépher) signifie l'écriture. L'écriture de Dieu, c'est l'oeuvre de la création; la parole de Dieu, c'est son écriture ; la pensée de Dieu, c'est sa parole. Ainsi, la pensée, la parole et l'écriture ne sont en Dieu qu'une seule chose, tandis que dans l'homme elles sont trois. »

Cette explication a d'ailleurs le mérite de caractériser assez bien, tout en l'ennoblissant, ce bizarre système qui confond la pensée avec des symboles généralement conçus, pour la rendre en quelque sorte visible, et dans l'ensemble et dans les diverses parties de l'univers.

Sous le nom de Sephiroth, qui joue ailleurs un si grand rôle, mais qui entre ici pour la première fois dans le langage de la kabbale, on s'occupe d'abord des dix nombres ou numérations abstraites. Elles sont représentées comme les formes les plus générales, par conséquent les plus essentielles de tout ce qui est, et, si je puis m'exprimer ainsi comme les catégories de l'univers. Nous voulons dire qu'en cherchant, n'importe de quel point de vue, les premiers éléments ou les principes invariables du monde, on doit d'après les idées dont nous sommes l'interprète, rencontre ; toujours le nombre dix.

« Il y a dix Sephiroth ; dix et non pas neuf, dix et non onze ; fais en sorte que tu les comprennes dans ta sagesse et dans ton intelligence; que sur elles s’exercent constamment tes recherches, tes spéculations, ton savoir, la pensée et ton imagination; fais reposer les choses sur leur principe, et rétablis le Créateur sur sa base. »

En d'autres termes, et l'action divine et l’existence du monde se dessinent également aux yeux de l’intelligence sous cette forme abstraite de dix nombres, dont chacun représente quelque chose d'infini, soit en étendue, soit en durée, soit par tout autre attribut. Tel est du moins le sens que nous attachons à la proposition suivante :

« Pour les dix Sephiroth, il n'y a pas de fin ni dans l'avenir, ni dans le passé, ni dans le bien, ni dans le mal, ni en élévation, ni en profondeur, ni à l'orient, ni à l'occident, ni au midi, ni au nord. »

Il faut remarquer que les divers aspects sous lesquels on considère ici l'infini sont au nombre de dix, ni plus ni moins ; par conséquent, nous n'apprenons pas seulement, dans ce passage, quel doit être le caractère général de toutes les Sephiroth ; nous y vouons de plus à quels principes, à quels éléments elles correspondent. Et comme ces différents points de vue, quoique opposés deux à deux, appartiennent cependant à une seule idée, à un seul infini, on ajoute :

« Les dix Sephiroth sont comme les doigts de la main, au nombre de dix, et cinq contre cinq ; mais au milieu d'elles est l’alliance de l'unité. »

Ces derniers mots nous fournissent à la fois l'explication et la preuve de tout ce qui précède.

Cette manière d'entendre les dix Sephiroth, sans sortir précisément des rapports que présentent les choses extérieures, a cependant un caractère éminemment abstrait et métaphysique. Si nous voulions la soumettre à une analyse sévère, nous y trouverions, subordonnées à l'infini et à l'unité absolue, les idées de durée, d'espace et d'un certain ordre invariable sans lequel il n'y a ni bien ni mal, même dans la sphère des sens. Mais voici une énumération un peu différente, qui, au moins en apparence, fait une plus grande part aux éléments matériels. Nous nous bornons à traduire.

« La première des Sephiroth, un, c'est l'esprit du Dieu vivant ; béni soit son nom, béni soit le nom de celui qui vit dans l'éternité ! L'esprit, la voix et la parole, voilà l'esprit saint.

Deux, c'est le souffle qui vient de l'esprit : en lui sont gravées et sculptées les vingt-deux lettres qui ne forment cependant qu'un souffle unique.
Trois, c'est l'eau qui vient du souffle ou de l'air. C'est dans l'eau qu'il a creusé les ténèbres et le vide, qu'il a formé la terre et l'argile, étendue ensuite en forme de tapis, sculptée en forme de mur et couverte comme d'un toit.

Quatre, c'est le feu qui vient de l'eau, et avec lequel il le a fait le trône de sa gloire, les roues célestes (ophanim), les séraphins et les anges serviteurs Avec les trois ensemble il a construit son habitation ainsi qu'il est écrit : Il fait des vents ses messagers, et des feux enflammés ses serviteurs.»

Les six nombres suivants représentent les différentes extrémités du monde, c'est-à-dire les quatre points cardinaux, plus la hauteur et la profondeur Ces extrémités ont aussi pour emblèmes les diverses combinaisons qu'on peut former avec les trois premières lettres du mot Jéhovah.

Ainsi, à part les différents points qu'on peut distinguer dans l'espace, et qui n'ont par eux-mêmes rien de réel, tous les éléments dont ce monde est composé sont sortis les uns des autres, en prenant un caractère de plus en plus matériel, à mesure qu'ils s'éloignent de l'esprit saint, leur commune origine N'est-ce pas cela qu'on appelle la doctrine de l'émanation ? N'est-ce pas cette doctrine qui nie la croyance populaire que le monde a été tiré du néant ? Les paroles suivantes nous aideront peut-être à sortir de l'incertitude :

« La fin des Sephiroth se lie à leur principe comme la flamme est unie au tison, car le Seigneur est un, et il n'y en a pas un second. Or, en présence de l'un, que sont les nombres et les paroles ? »

Pour ne pas nous laisser ignorer qu'il s'agit ici d'un grand mystère qui nous commande la discrétion jusqu'avec nous-mêmes, on ajoute immédiatement :

« Ferme ta bouche poux ne pas en parler, et ton coeur pour ne pas y réfléchir; et si ton coeur s'est échappé, ramène-le à sa place ; car c'est pour cela que l'alliance a été faîte. »

Je suppose qu'on veut, par ces derniers mots, faire allusion à quelque serment en usage parmi les kabbalistes, pour dérober leurs principes à la connaissance de la multitude. Quant au premier de ces deux passages, la singulière comparaison qu'il renferme est assez fréquemment répétée dans le Zohar : nous la retrouverons étendue, développée et appliquée à l'âme aussi bien qu'il Dieu. Ajoutons à cela que dans tous les temps et dans toutes les sphères de l'existence, dans la conscience aussi bien que dans la nature extérieure, la formation des choses par voie d'émanation a été représentée par le rayonnement de la flamme ou de la lumière.

A cette théorie, si toutefois nous ne faisons pas une distinction plus apparente que réelle, s'en mêle une autre qui a fait un chemin plus brillant dans le monde, et qui se présente ici avec un caractère remarquable : c'est celle du verbe, la parole de Dieu identifiée avec son esprit, et considérée, non pas seulement comme la forme absolue, mais comme l'élément générateur et la substance même de l'univers. En effet, il ne s'agit plus, comme dans la traduction chaldaïque d'Onkelos, de substituer partout, pour anéantir l'anthropomorphisme, la pensée ou l'inspiration divine à Dieu lui-même, lorsqu'il intervient comme une personne humaine dans les récits bibliques : le livre que nous avons sous les yeux affirme expressément, dans un langage concis mais pourtant clair, que l'esprit saint, ou l'esprit du Dieu vivant, forme, avec la voix et la parole, une seule et même chose ; qu'il a successivement comme rejeté de son sein tous les éléments de la nature physique ; enfin, il n'est pas seulement ce qu'on appellerait, dans la langue d'Aristote, le principe matériel des choses ; il est le verbe devenu monde. Du reste, il faut nous rappeler que, dans cette partie de la kabbale, il n'est question que du monde, et non de l'homme ou de l'humanité.

Toutes ces considérations sur les dix premiers nombres occupent une place très distincte dans le Livre de la création. Il est facile de voir qu'elles s'appliquent à l'univers en général, et qu'elles regardent plutôt la substance que la forme. Dans celles que nous avons devant nous, on compare entre elles les diverses parties de l'univers, on s'efforce de les ramener sous une loi commune, comme on a voulu précédemment les résoudre en un principe commun ; on y donne enfin plus d'attention à la forme qu'à la substance. Elles ont pour base les vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu. Mais il faut songer au rôle extraordinaire qui, déjà dans la première partie, est attribué à ces signes extérieurs de la pensée. Considérés seulement par rapport aux sons qu'ils représentent, ils se trouvent, pour ainsi dire, sur la limite du monde intellectuel et du monde physique ; car si, d'une part, ils viennent se résoudre dans un seul élément matériel, qui est le souffle ou l'air, de l'autre ils sont les signes indispensables à toutes les langues, et par conséquent la seule forme possible ou la forme invariable de l'esprit. Ni l'ensemble du système ni le sens littéral ne nous permettent d'interpréter différemment ces mots déjà cités plus haut :

« Le nombre deux (ou le second principe de l'univers), c'est l'air qui vient de l'esprit ; c'est le souffle dans lequel sont gravées et sculptées les vingt-deux lettres qui, toutes réunies, ne forment cependant qu'un souffle unique. »

Ainsi, par une combinaison bizarre, mais qui ne manque pas d'une certaine grandeur, qui, du moins, se comprend et s'explique, les articulations les plus simples de la voix humaine, les signes de l'alphabet ont ici un rôle tout à fait semblable à celui des idées dans la philosophie de Platon. C'est à leur présence, c'est à l'empreinte qu'ils laissent dans les choses, qu'on reconnaît dans l'univers et dans toutes ses parties une intelligence suprême ; c'est enfin par leur intermédiaire que l'esprit saint se révèle dans la nature. Tel est le sens de la proposition qu'on va lire :

« Avec les vingt-deux lettres, en leur donnant une forme et une figure, en les mêlant et les combinant de diverses manières, Dieu a fait l'âme de tout ce qui est formé et de tout ce qui le sera. C'est sur ces mêmes lettres que le saint, béni soit--il, a fondé son nom sublime et ineffable. »

Elles se partagent en divers ordres qu'on appelle les trois mères, les sept dotales et les douze simples. Il n'est d'aucune utilité, pour le but que nous poursuivons, de faire connaître la raison de ces étranges dénominations. D'ailleurs la place des lettres est entièrement envahie par la division que nous venons d'exposer et par les nombres qui en résultent : ou, pour nous exprimer plus clairement, ce sont les nombres trois, sept et douze qu'on cherche à retrouver per fas et nefas dans ces trois régions de la nature : 1° dans la composition générale du monde ; 2° dans la division de l'année ou dans la distribution du temps dont l'année est la principale unité ; 3° dans la conformation de l'homme. Nous retrouvons ici, bien qu'elle ne soit pas explicitement énoncée, l’idée du macrocosme et du microcosme, ou la croyance que l'homme n'est que l'image et, pour ainsi dire, le résumé de l'univers.

Dans la composition générale du monde, les mères, c'est-à-dire le nombre trois, représentent les éléments, qui sont l'eau, l'air et le feu. Le feu est la substance du ciel ; l'eau, en se condensant, est devenue celle de la terre ; enfin, entre ces deux principes ennemis, est l'air qui les sépare et les réconcilie en les dominant. Dans la division de l'année, le même signe nous rappelle les saisons principales : l'été, qui répond au feu ; l’hiver, qui, dans l'Orient, est généralement marqué par des pluies ou par la domination de l'eau, et la saison tempérée, formée par la réunion du printemps et de l'automne. Enfin, dans la conformation du corps humain, cette trinité se compose de la tête, du cœur ou de la poitrine, et du ventre ou de l’estomac ; ce sont, si je ne me trompe, les fonctions de ces divers organes qu'un médecin moderne a appelés le trépied de la vie. Mais le nombre trois paraît ici, comme dans toutes les combinaisons du mysticisme, une forme si nécessaire, qu'on en fait aussi le symbole de l'homme moral, en qui l'on distingue, selon l'expression originale,

« le plateau du mérite, le plateau de la culpabilité et l'aiguille de la loi qui prononce entre l'un et l'autre ».

Par les sept doubles on représente les contraires ou du moins les choses de ce monde qui peuvent servir à deux fins opposées. Il y a dans l'univers sept planètes, dont l'influence est tantôt bonne et tantôt mauvaise ; il y a sept jours et sept nuits dans la semaine ; il y a dans notre propre corps sept portes, qui sont les yeux, les oreilles, les narines et la bouche. Enfin, ce nombre sept est encore celui des événements heureux ou malheureux qui peuvent arriver à l'homme. Mais cette classification, comme on doit s'y attendre, est trop arbitraire pour mériter une place dans cette analyse.

Les douze simples, dont il nous reste encore à parler, répondent aux douze signes du zodiaque, aux douze mois de l'année, aux principaux membres du corps humain et aux attributs les plus importants de notre nature. Ces derniers, qui seuls ont peut-être quelque droit à notre intérêt, sont la vue, l'ouïe, l'odorat, la parole, la nutrition, la génération, l'action ou le toucher, la locomotion, la colère, le rire, la pensée et le sommeils. C'est, comme on le voit, l'esprit d'examen à son début ; et si nous avons lieu d'être surpris, tantôt de ses procédés, tantôt de ses résultats, cela même est une preuve de son originalité.

Ainsi, la forme matérielle de l'intelligence, représentée par les vingt-deux lettres de l'alphabet, est en même temps la forme de tout ce qui est ; car, en dehors de l'homme, de l'univers et du temps, on ne peut plus rien concevoir que l'infini : aussi appelle-t-on ces trois choses les fidèles témoins de la vérités. Chacune d'elles, malgré la variété que nous y avons observée, est un système qui a son centre et en quelque sorte sa hiérarchie :

« Car, dit le texte, l'unité domine sur les trois ; les trois sur les sept, les sept sur les douze ; mais chaque partie du système est inséparable de toutes les autres. »

L'univers a pour centre le dragon céleste ; le cœur est le centre de l'homme ; enfin, les révolutions du zodiaque forment la base des années. Le premier, dit-on, ressemble à un roi sur son trône ; le second, à un roi parmi ses sujets, et le troisième, à un roi dans la guerre. Nous croyons que par cette comparaison on a voulu indiquer la régularité parfaite qui règne dans l'univers, et les contrastes qui existent dans l'homme sans détruire son unité. En effet, on ajoute que les douze organes principaux dont notre corps est composé

« sont rangés les uns contre les autres en ordre de bataille ; il en est trois qui servent à l'amour, et trois qui produisent la haine ; trois qui donnent la vie, et trois qui appellent la mort. Le mal se trouve ainsi en face du bien et du mal ne vient que le mal, comme le bien n'enfante que le bien. »

Mais on fait remarquer aussitôt que l'un ne saurait être compris sans l'autre. Enfin, au-dessus de ces trois systèmes, au-dessus de l'homme, de l'univers et du temps, au-dessus des lettres comme au-dessus des nombres ou des Sephiroth

« est le Seigneur, le roi véritable qui domine sur toutes choses, du séjour de sa sainteté et pendant des siècles sans nombre ».

A la suite de ces mots, qui forment la véritable conclusion du livré, vient cette espèce de dénouement dramatique dont nous avons parlé précédemment, et qui consiste dans la conversion d'Abraham, encore idolâtre, à la religion du vrai Dieu.

Le dernier mot de ce système, c'est la substitution de l'unité absolue à toute espèce de dualisme : à celui de la philosophie païenne, qui voulait voir, dans la matière une substance éternelle dont les lois ne sont pas toujours d'accord avec la volonté divine; comme à celui de la Bible qui, par l'idée de la création, aperçoit bien dans la volonté divine, et par conséquent dans l'être infini, la seule cause, la seule origine réelle du monde, mais qui en même temps regarde ces deux choses, l'univers et Dieu, comme deux substances absolument distinctes l'une de l'autre. En effet, dans le Sepher ietzirah, Dieu, considéré comme l'Etre infini et par conséquent indéfinissable, Dieu, dans toute l’étendue de sa puissance et de son existence, se trouve au-dessus, mais non en dehors des nombres et des lettres, c'est-à-dire des principes et des lois que nous distinguons dans ce monde : chaque élément a sa source dans un élément supérieur, et tous ont leur origine commune dans le verbe ou dans l'esprit saint. C'est aussi dans le verbe que nous trouvons ces signes invariables de la pensée qui se répètent en quelque sorte dans toutes les sphères de l'existence, et par lesquels fout ce qui est devient l'expression d'un même dessein Et ce verbe lui-même, le premier des nombres, la plus sublime de toutes les choses que nous puissions compter et définir, qu'est-ce qu'il est, sinon la plus sublime et la plus absolue de toutes les manifestations de Dieu, c'est-à-dire la pensée ou l'intelligence suprême ? Ainsi Dieu est à la fois, dans le sens le plus élevé, et la matière et la forme de l'univers. Il n'est pas seulement cette matière et cette forme ; mais rien n'existe ni ne peut exister en dehors de lui ; sa substance est au fond de tous les êtres, et tous portent l'empreintes tous sont les symboles de son intelligence.

Cette conséquence si audacieuse, si étrangère, en apparence, aux principes qui la fournissent, est le fond de la doctrine enseignée dans le Zohar. Mais là on suit une marche toute différente de celle qui vient de se dessiner sous nos yeux : au lieu de s'élever lentement, par la comparaison des formes particulières et des principes subordonnés de ce monde, au principe suprême, à la forme universelle, et enfin à l'unité absolue, c'est ce dernier résultat qu'on admet tout d'abord; on le suppose, on l'invoque en toute occasion comme l’axiome incontesté ; on le déroule, en quelque façon, dans toute son étendue, en même temps qu'on le montre sous un jour plus mystérieux et plus brillant. Le lien qui pouvait exister entre toutes les conséquences obtenues de cette manière se trouve rompu, il est vrai, par la forme extérieure de l’ouvrage, mais le caractère synthétique qui y règne n'en est pas moins prononcé ni moins visible. Il est donc permis de dire que le Livre de la lumière commence précisément au point où s'arrête celui de la Création : la conclusion de l'un sert à l'autre de prémisses. Une seconde différence, bien autrement digne d'être remarquée, sépare ces deux monuments et s'explique par une loi générale de l’esprit humain : aux nombres et aux lettres nous allons voir substituer les formes intérieures, les conceptions invariables de la pensée, en un mot les idées dans la plus vaste et la plus noble acception de ce terme. Le verbe divin, au lieu de se manifester exclusivement dans la nature, nous apparaîtra surtout dans l'homme et dans l'intelligence ; il aura pour nom l'Homme prototype ou céleste, אדם עלאי אדם קדמון (NDE : Adam Illa-Ah, Adam Kadmon)

Enfin, dans certains fragments dont la haute antiquité ne saurait être contestée, nous verrons, sans préjudice pour l'unité absolue, la pensée elle-même prise pour substance universelle, et le développement régulier de cette puissance mis à la place de la théorie assez grossière de l'émanation. Loin de nous la folle pensée de trouver chez les anciens Hébreux la doctrine philosophique qui règne aujourd'hui en Allemagne presque sans partage; mais nous ne craignons pas de soutenir, et nous espérons bientôt démontrer que le principe de cette doctrine, et jusqu'à des expressions exclusivement consacrées par l'école de Hegel, se trouvent parmi ces traditions oubliées que nous essayons de rendre à la lumière. Cette transformation que nous signalons dans la kabbale, ce passage du symbole à l'idée, se reproduit dans tous les grands systèmes philosophiques ou religieux, dans toutes les grandes conceptions de l'intelligence humaine. Ainsi, ne voyons-nous pas dans le rationalisme les diverses formes du langage dont se compose presque entièrement la logique d'Aristote, devenir dans celle de Kant les formes constitutives et invariables de la pensée ? Ainsi, dans l'idéalisme, Pythagore et le système des nombres n'ont-ils pas précédé la sublime théorie de Platon ? Ainsi, dans une autre sphère, n'a-t-on pas représenté tous les hommes comme issus du même sang ? n'a-t-on pas fait consister leur fraternité dans la chair, avant de la trouver dans l'identité de leurs droits et de leurs devoirs, ou dans l'unité de leur nature et de leur tâche ? Ce n'est pas ici le lieu d'insister plus longtemps sur un fait général; mais nous espérons du moins avoir fait comprendre les rapports qui existent entre le Sepher ietzirah et l'ouvrage à la fois bien plus étendu et plus important dont nous allons extraire la substance.


(source : La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux d'Adolphe Franck, pp.103-119)

Notes et références

  1. La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux par Adolphe Franck, Deuxième partie, Chapitre I, De la doctrine contenue dans les livres kabbalistiques
  2. Cuzary, Disc., 4, 8, 25. Au lieu du texte hébreu, qui serait peu compris, nous citerons l'excellente traduction espagnole de Jacob Abendana : « Ensenña la deydad y la unidad por cosas que son varias y multiplicadas por una parte, pero per otra parte, son unidas y concordantes, y su union procede del uno que los ordena.»
  3. M. de Bonald, Recherches philosophiques, chap. III. Voyez aussi M. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, t.II, p.112 et seq.
  4. Premier chapitre, première mischna.
  5. Introduction au commentaire d'Abraham ben Daoud sur le Sepher ietzirah, édition de Mantoue.
  6. בםפר וםפר וםפור, premier chapitre, première proposition.